Le modèle économique des villes subit actuellement de profondes mutations.
L’urbanisation comme seul moteur de croissance se voit aujourd’hui challengée par des conditions économiques et sociales dégradées, par d’importantes réformes budgétaires et environnementales dont les effets sont encore mal appréciés, et par des tendances sociodémographiques confirmées.
Face à de tels changements, les villes doivent se réinventer et devenir plus « intelligentes » dans leur fonctionnement et leur développement en intégrant une gouvernance qui se veut plus participative.
La notion de “smart city” est originellement centrée sur la valeur ajoutée tirée de l’exploitation des nouvelles technologies au sein du développement des villes. De nombreuses initiatives à travers le monde ont été lancées et commencent à faire écho.
Nous verrons comment les villes ont élargi ce concept d’innovation au-delà de l’aspect purement technologique et positionnent l’innovation de modèles économiques comme véritable pivot de leur développement.
Un mot sur l’article
Dans cet article, je vous propose d’explorer le contexte extraordinairement mouvant dans lequel nos villes françaises évoluent et les premières solutions identifiées par leurs représentants. Un modèle économique complet des “smart cities” montrera alors l’intérêt de poser un cadre structurant autour de l’effort d’innovation tout en prenant en considération la nécessité d’une approche plus systémique.
La dernière section s’attache à démontrer les bénéfices d’une innovation orientée autour des modèles économiques pour les villes françaises et la nécessité d’analyser les composants du moteur de croissance sur lequel repose le développement économique, social et durable de nos communautés urbaines.
Un contexte en pleine transformation qui fait évoluer le modèle économique des villes françaises
Voici quelques-unes de ces transformations clés auxquelles font face les villes françaises :
- Une croissance démographique des communautés urbaines (50 % de la population mondiale vit dans les villes depuis 2008. Et en France, les 3/4 de la population vivent désormais en ville).
- L’augmentation du prix des énergies.
- Une crise économique et sociale avec un taux de chômage qui atteint des records.
- Un cadre de développement durable relayé par l’État (Sommet de Rio en 2001, Agenda 21 mis en place dans un grand nombre de communes françaises).
- Un transfert de compétences de l’État aux collectivités avec un transfert de fiscalité pour la mise en place.
- Des lois de finance agissant directement sur la capacité de financement des villes (limitation en 2014 de la dotation et des subventions de l’État qui représentent aujourd’hui plus de 30 % des recettes d’une collectivité, et mise en place en 2012 du fonds de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC) avec un objectif de 2 % des ressources fiscales en 2016).
- Des difficultés croissantes pour accéder aux prêts bancaires (augmentation du coût de financement bancaire et limitation des offres de prêt à 15 ans dues à l’introduction de Bâle III).
- Une augmentation du nombre de catastrophes naturelles à l’origine de pertes économiques importantes, de nouveaux investissements dans la prévention des risques et générant des tensions entre régions et communes sur le régime d’assurance.
Nous apprécions ici le niveau de changement considérable auquel sont confrontées les villes et l’impact qu’il peut avoir sur leurs moyens de financement et de développement.
Le business model de la smart city en évolution
Pour répondre à ces enjeux, les villes ont dû évoluer et ont trouvé de nouveaux moyens d’action grâce :
- Aux nouvelles technologies et à l’utilisation de réseaux et d’objets connectés pour (entre autres) améliorer la gestion des ressources (eau, énergie), fluidifier les transports et les rendre plus propres, sécuriser des zones urbaines, accéder plus facilement aux services publics (e-services), etc.
- À de nouveaux modes de financement : les partenariats public-privé (PPP), crées par l’ordonnance du 17 juin 2004, qui ont représenté en 2011 un investissement total de 5,6 milliards d’euros, dont les 3/4 sont attribuables aux collectivités. Autre mode de financement qui s’est imposé : l’appel au marché obligataire, plutôt que le recours aux prêts bancaires.
- À l’utilisation de devises locales avec un fonds de garantie permettant de booster la consommation locale dans la morosité économique actuelle. Elles sont déjà bien implantées dans le sud de la France avec la « violette » à Toulouse, ou « l’eusko » au Pays Basque. Des projets en Île-de-France à Montreuil, Aubervilliers et dans l’Essonne sont en cours.
- Au concept de citoyen-acteur qui s’est imposé au cœur de la gouvernance des villes pour la rendre plus participative.
Voyons donc comment s’articule le modèle économique à la française :
- Le sommet de Rio (2001) est à l’origine des plans de développement durable (Agenda 21) des villes aujourd’hui. Ils ont été intégrés à d’autres cadres d’État (Grenelle de l’environnement, droit au logement…) et les villes ont dû repenser leur développement de façon plus écologique et socialement responsable.
- Avec une population en croissance, la gestion des coûts est alors devenue une priorité, et l’exploitation des nouvelles technologies, un formidable levier d’actions. L’utilisation de ce que l’on appelle des démonstrateurs (proof of concept) dans de nombreuses villes montre l’attractivité de ces dernières. L’innovation autour de la proposition de valeur des communautés urbaines s’est donc faite dans un premier temps par des partenariats technologiques et d’infrastructure.
- Une autre innovation clé agissant sur le mode de gouvernance a permis d’intégrer de multiples acteurs économiques et sociaux dans le développement des villes. Celles-ci se sont alors positionnées comme véritables brokers d’innovations et de connaissances.
C’est en ce sens que les villes sont devenues plus « intelligentes » : en réduisant leurs coûts, en développant des citoyens responsables et acteurs du développement de leur communauté, les villes deviennent de véritables laboratoires d’innovation autour de la qualité de la vie et de l’attractivité économique.
Le modèle économique de ces villes « intelligentes » pourrait ressembler à ceci :
Nous ne sommes qu’au début de ce mouvement et d’autres pistes sont actuellement à l’étude :
- Concevoir la ville comme une plateforme d’échange de données, de connaissances, de services optimisant la gestion de ces flux, qu’ils soient humains, énergétiques, physiques ou digitaux.
- Remettre l’expérience de la ville par les différents acteurs (citoyens, entreprises, touristes, etc.) au cœur de son développement et de la définition même de la qualité de vie.
- Augmenter son rayonnement et dépasser les limites géographiques de la cité pour créer plus de richesses pour ses administrés et acteurs économiques.
- Exploiter la capacité totale de ressources physiques, financières, humaines de la communauté.
- Introduire les sciences comportementales pour encourager des transformations nécessaires des habitudes de consommation, et favoriser les comportements vertueux de respect des institutions et des autres.
- Définir la proposition de valeur d’une ville autour du développement économique et social de ses acteurs et de création de lien social.
Une approche systémique des smart cities
Si ce modèle générique est extrêmement simplificateur, il peut néanmoins servir de base de réflexion pour imaginer plus spécifiquement comment envisager des réponses innovantes à des enjeux comme la mobilité, la mixité sociale, la gestion de l’énergie… à travers un questionnement systématique des différents blocs du canevas ci-dessous :
- Quelle est la véritable proposition de valeur des villes et pour qui ?
- Quels canaux et types de relations avec les acteurs économiques concernés doivent être mis en place ?
- Quels partenaires peuvent aider à améliorer la proposition de valeur ?
- Quels sont les processus sur lesquels nous devons exceller et quelles sont les compétences clés que nous devons développer ?
- Quels sont les coûts et bénéfices de notre politique de développement ?
Cependant, une ville est un système complexe et l’aborder uniquement par décomposition de problèmes ou d’enjeux reste périlleux, sachant que chaque élément de ce système influence tout ou partie des autres éléments et la stabilité de l’ensemble.
Par ailleurs, toutes les villes ne sont pas égales. Elles partent avec un capital différent selon leurs ressources, leur géographie, leur démographie, leur culture… ce qui rend l’élaboration d’un modèle économique local nécessaire.
À ce sujet, le Journal du NET offre un aperçu de l’évolution des dépenses, recettes et endettement de toutes les villes françaises (données disponibles jusqu’en 2011 – Source : ministère de l’Économie).
Nous avons également évoqué un peu plus haut l’impact de la croissance démographique urbaine. Cependant, les migrations et évolutions des populations restent spécifiques ville par ville. Et une compréhension complète de ces transformations locales est nécessaire avant de mettre en place un modèle économique efficace. Une analyse de l’INSEE (INSEE : Évolution de la population et migrations en 2040) expose ces diversités et les conséquences sur le développement des villes.
Exploiter la spécificité et les atouts de ces cités afin de répondre à ces nouveaux défis contribue à faire de l’élaboration de nouveaux modèles, ainsi que de leur écologie au sein du plan de développement, une compétence clé pour ces villes.
Pour cela, elles devront être capables :
- d’imaginer de nouvelles solutions pour répondre à un développement économique durable et socialement responsable,
- d’évaluer ces opportunités sur un ensemble de critères standards et cohérents, ainsi que sur des critères plus spécifiques au scénario de la ville et à la performance du modèle économique envisagé,
- de tester rapidement les hypothèses sous-jacentes à ces nouveaux modèles sur le terrain.
À noter : le site European Smart Cities qui offre une évaluation de quelques villes européennes selon les critères énoncés par Rudolf Giffinger, expert en recherche analytique sur le développement urbain et régional à l’université technologique de Vienne.
Une analyse fondamentale : comprendre et évaluer le moteur de croissance des smart cities
Le développement économique durable et socialement responsable des villes repose sur la mise en place de moteurs de croissance efficaces. Sans une analyse de ces moteurs de croissance, il est risqué d’investir dans une opportunité, fût-elle prometteuse.
Bien souvent, une approche purement budgétaire est retenue. Face à des enjeux de développement économique, social et écologique, la logique de croissance et d’innovation apparaît alors comme un exercice extrêmement trivial : augmenter les recettes, diminuer les dépenses.
Les recettes des villes proviennent essentiellement de 4 sources :
- des taxes locales (taxe foncière et d’habitation) basées sur la valorisation immobilière et la superficie,
- des taxes sur la valeur ajoutée des entreprises (avec la refonte de la taxe d’apprentissage),
- des produits et redevances d’exploitations,
- des droits de mutation basés sur le dynamisme immobilier de la ville,
- des dotations versées par l’État basées sur la population et la superficie de la commune.
Les dépenses des villes sont composées essentiellement :
- des rémunérations des personnels,
- des contingents,
- des subventions au tissu associatif,
- des dépenses d’entretien et de fournitures,
- des charges financières (intérêts de la dette).
Pour une vision plus détaillée des finances locales en 2013, référez-vous à la synthèse de l’Observatoire des finances locales.
La capacité d’autofinancement des villes étant limitée, celles-ci ont recours à diverses sources de financement pour mettre en place leur plan de développement et d’aménagement :
- le marché obligataire et les emprunts bancaires,
- les partenariats public-privé,
- la taxe d’aménagement.
La logique budgétaire n’intégrant pas les enjeux stratégiques des villes « intelligentes » de demain, le rôle du politique devient alors essentiel pour piloter la transformation nécessaire de l’espace urbain en intégrant des dimensions sociales et écologiques à une gestion équilibrée de son budget et une rationalisation des politiques d’investissement de la ville.
Le risque : cette approche de l’innovation (logique budgétaire + action politique) devient alors axée autour d’une réduction des dépenses, notamment en exploitant les nouvelles technologies, d’une stratégie de communication pour justifier des investissements et d’une conciliation complexe des différents acteurs économiques.
Dans ce contexte, le moteur de croissance tend à être piloté par une batterie d’indicateurs autour (par exemple) de la justice sociale, du développement durable, de la maîtrise de l’énergie, etc., minimisant, à mon avis, la question fondamentale :
Comment la logique du modèle économique envisagé va-t-elle assurer un rendement marginal croissant des investissements engagés ?
(La notion de rendement ici est à prendre au sens large et pas seulement financier.)
Avec une approche budget + action politique, les différents enjeux pourraient être abordés par ce type de questionnement :
- Comment développer l’utilisation des vélos en ville ?
- Comment exploiter les nouvelles technologies pour mieux gérer notre consommation d’énergie ?
- Quelle facilité fiscale pourrait être envisagée pour développer l’attractivité de notre ville ?
- Quel service d’information innovant autour du recyclage pourrait faciliter la transformation des modes de consommation ?
Alors qu’avec une approche basée sur les moteurs de croissance, ce questionnement deviendrait :
- Comment identifier les comportements citoyens clés qui pourraient amplifier l’atteinte de nos objectifs ?
- En quoi l’expérience de la ville influence-t-elle son développement ?
- Comment évaluer la performance de notre mode de gouvernance sur nos axes de développement ?
De façon plus générale, la compréhension des moteurs de croissance intègre : l’identification des amplificateurs des politiques de développement, la mitigation des risques structurels et la création de cycles vertueux.
Les risques et hypothèses
Plusieurs risques peuvent être envisagés qui pourraient mettre à mal le modèle des smart cities françaises :
- La non-rationalisation des structures d’investissement : les PPP sont actuellement montrés du doigt et le recours systématique par les collectivités à ce type de financement doit être contrôlé.
- L’introduction de nouvelles technologies et la conception de gigantesques centres de données doivent être encadrées pour préserver la confidentialité des informations collectées.
- La nécessité de concevoir les solutions de développement dans le contexte et scénario de la ville. Des services mis en place et qui ont prouvé leur efficacité ailleurs peuvent ne pas être adaptés dans une autre collectivité.
Les hypothèses d’un modèle de développement durable des villes sont fondées sur :
- la continuité et la cohérence des actions des politiques locales,
- l’autonomie de gestion et d’investissement des collectivités proches de leur population,
- une relation de confiance à deux niveaux : confiance entre l’État et les collectivités, et confiance entre les élus locaux et les populations.
Le Business Model Scan ci-dessous agrège les dynamiques de développement étudiées dans cet article.
En conclusion
L’innovation de modèles économiques nous pousse à concevoir le système dans son entier et nous invite à une réflexion potentiellement plus stratégique sur les mécanismes de mise en œuvre d’une politique de développement des villes permettant :
- d’élargir le champ des possibles et de ne pas limiter l’innovation à l’exploitation de nouvelles technologies,
- de dépasser des clivages politiques souvent sources de gaspillage de beaucoup d’énergie et de ressources,
- de sortir de la logique budgétaire qui caricature l’effort d’innovation.
Nos villes sont aujourd’hui au cœur de la compétitivité nationale de demain, et avec l’émergence d’une gouvernance plus transparente et participative, nous pouvons tous y contribuer.
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