Combien d’industries sont aujourd’hui en crise ou en passe de l’être ? La presse quotidienne, la photographie, l’automobile, l’énergie, l’éducation, la santé, pour n’en nommer que quelques-unes.
Nombre d’entreprises autrefois pérennes ferment aujourd’hui leurs portes pour n’avoir pas su gérer les mutations spectaculaires de leurs marchés. Une étude montre que la durée de vie moyenne des entreprises du S&P 500 a été divisée par deux dans les 30 dernières années, la plupart d’entre elles ayant été mises en rupture par de nouveaux entrants.
Clayton M. Christensen, professeur à la Harvard Business School et auteur de The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail soutient la thèse selon laquelle la capacité des entreprises à générer une croissance durable, valorisée par les actionnaires, ne peut se faire qu’à travers l’investissement dans les innovations de rupture.
Clayton M. Christensen, dans un autre ouvrage, offre un test, “Three litmus tests”, qui permet de savoir si vous êtes confronté à une innovation de rupture et si vous pouvez l’exploiter.
« Three litmus tests »
Source : The Innovator’s Solution: Creating and Sustaining Successful Growth – Clayton M. Christensen & Michael E. Raynor.
Test 1 : Est-ce que l’idée (ou le concept) peut créer une rupture sur un marché ?
- Est-ce qu’il existe une large population d’individus ou d’entreprises qui, historiquement, n’ont pas les ressources financières, les équipements ou l’expertise pour réaliser des choses par eux-mêmes ? Et par conséquent, se sont privés de cette valeur ou ont fait appel à des tiers avec plus d’expertise pour le faire ?
- Pour utiliser le produit ou le service, est-ce que les clients doivent se déplacer dans un endroit centralisé et peu pratique pour eux ?
Test 2 : Est-ce que l’idée (ou le concept) a un potentiel de rupture sur des marchés de non-consommation ?
- Est-ce que les clients en bas d’un marché seraient enclins à acheter les produits ou services avec des performances moindres (mais suffisantes) en échange d’un prix plus attractif ?
- Pouvons-nous créer un business model qui nous permette de dégager des profits suffisants à des niveaux de prix de vente inférieurs, et qui soit demandé par des non-consommateurs ?
Test 3 : Pouvons-nous concurrencer les entreprises établies ?
- Est-ce que ce concept (ou idée) peut être exploité par des entreprises établies et intégré comme une innovation de performance, sans affecter leur business model ?
Nous sommes dans une période où le nombre d’innovations apparaissant sur les marchés a explosé (initiées principalement par le développement du « Global Web »). C’est ce que Schumpeter référence sous le nom de « grappes d’innovations ».
Dans ce contexte d’extraordinaires changements, les entreprises n’ont aujourd’hui d’autre choix que d’exploiter à leur compte ce phénomène de rupture : créer la rupture ou être hors jeu !
L’innovation de rupture pousse en général les organisations à innover en dehors de leur cœur de métier. Et cela pose de nombreux challenges pour ces dernières.
Je vous propose dans cet article de vous donner sept clés pour réussir votre transformation, adapter votre business model et réinventer votre industrie. Ces différents éléments se concentrent sur l’élaboration et l’exécution d’une stratégie d’innovation en dehors du cœur de métier de l’entreprise.
1 — Clarifier votre ambition d’innovation
Nombre de programmes d’innovation sont lancés sans même qu’un objectif de croissance spécifique ait été fixé, seulement une liste de souhaits visant à rendre l’organisation et ses employés plus innovants. Il est pourtant critique de définir avec précision les attentes vis-à-vis du chiffre d’affaires qui sera issu de l’effort d’innovation. C’est ce que l’on nomme « l’écart de croissance ».
Il consiste à projeter les opportunités de développement connues sur les 5 prochaines années, et de comparer le cumul aux attentes des actionnaires. La différence correspond à « l’écart de croissance » et constitue l’objectif de l’effort d’innovation.
Les opportunités de développement (précédemment citées) incluent généralement des axes, comme accéder aux marchés internationaux, lancer une nouvelle gamme de produits ou de services plus performants, acquérir de nouvelles structures complétant l’offre actuelle ou permettant l’accès à de nouveaux marchés, améliorer le processus de vente, etc.
Ce sont typiquement les initiatives qui sont identifiées par les comités de direction et qui sont raisonnablement bien gérées par le management. Malheureusement, dans bien des cas, elles sont en dessous des attentes des investisseurs qui espèrent une croissance régulière des revenus année après année.
C’est là que se forme « l’écart de croissance » avec ses risques inhérents de recherche de profit forcé pour pallier le manque de revenus espérés.
L’effort d’innovation doit être la réponse à apporter aux actionnaires pour réduire cet écart, et non la recherche d’une productivité absolue pour « booster » la valorisation du cours de l’action de l’entreprise.
Identifier précisément cet écart permet également de juger de la structure du portefeuille d’innovations à envisager : innovation continue et innovation de rupture, et allocation de l’investissement approprié.
2 — Identifier les contextes favorables pour l’innovation de rupture
Il existe des scénarios où l’innovation continue est la principale réponse à apporter au développement de l’entreprise. C’est par exemple le cas après le lancement réussi d’un nouveau produit ou service innovant, l’organisation doit parfaire ses processus pour améliorer ses marges et développer un avantage concurrentiel.
Un autre cas est l’intégration de nouvelles acquisitions dont les marges offrent des opportunités d’amélioration intéressantes. Ce sont des stratégies de développement utilisées par des consortiums industriels et financiers comme GE ou UTC, et où l’innovation de rupture n’a que très peu de place.
Toutefois, dans bien des cas, après de nombreux succès, l’entreprise fait face à un « écart de croissance » grandissant et qui doit être prise en compte par l’innovation de rupture.
De nombreuses études décrivent ce contexte de rupture : l’entreprise a développé des produits et services valorisés et appréciés par le marché, et a amélioré leurs performances de façon régulière. Ces activités étant rentables, l’entreprise a vu arriver de nouveaux concurrents, qui ont fait baisser ses marges. En réponse, l’entreprise a alors évolué vers des performances produits et services supérieures, et a servi un segment de marché plus haut de gamme, là où les marges retrouvent leur attractivité.
C’est dans ce contexte précis que les innovations de rupture prennent naissance, et elles se focalisent sur le marché délaissé par l’entreprise et dont les attentes en termes de performances sont bien en dessous des capacités offertes.
Les segments de non-consommation sont ainsi des zones à explorer avec attention, car ils représentent certes un risque, mais également de véritables opportunités pour l’entreprise.
3 — Partez à la découverte
L’un des problèmes majeurs de ces segments de non-consommation est qu’ils sont bien différents du segment actuel ciblé par l’entreprise. Il est donc difficile d’apprécier leurs besoins.
Une autre particularité de ces segments, c’est que les attributs du produit ou du service, valorisés par les clients non consommateurs, sont radicalement différents. L’entreprise désireuse d’investir un tel segment devra prendre garde d’accepter ces nouveaux attributs comme nouveaux critères de performance à cibler.
Ainsi, lors de l’apparition des technologies flash (utilisées dans les clés USB et mémoires de vos appareils photo numériques), les constructeurs de disques durs (utilisant des supports magnétiques en rotation) ne virent qu’une nouvelle solution pour transférer des fichiers facilement ou stocker temporairement des informations.
La proposition de valeur d’entrée de cette technologie était sa taille, sa faible consommation d’énergie, sa solidité et sa vitesse d’accès aux données, alors que les disques durs visaient des performances de volume de données stockées et le prix par unité de stockage.
L’explosion de l’informatique mobile fait qu’aujourd’hui les technologies flash sont en passe de détrôner les technologies de mémoire sur support magnétique en rotation dans bien des marchés.
4 — Appréhender honnêtement vos capacités à vous transformer, comprendre les contraintes liées à votre entreprise
Chaque organisation possède sa propre façon d’aborder un marché avec des ressources spécifiques, des processus affinés au fur et à mesure de son développement, et des règles explicites ou implicites catalysées par sa culture.
Les innovations de rupture sont bien souvent un véritable challenge pour l’entreprise, car elles remettent en cause les processus et les règles qui autrefois ont fait son succès. Si l’on comprend aisément l’impact de ces innovations sur ses processus, il n’en est pas toujours de même pour ses règles et sa culture.
Une des caractéristiques importantes des innovations de rupture, c’est qu’elles ne sont pas au départ génératrices d’une croissance ou de marges importantes. Ce qui fait que les entreprises préfèrent concentrer leurs efforts sur des opportunités avec un potentiel plus attrayant et à court terme.
Cela se reflète dans les décisions prises à tous les étages de la hiérarchie, le middle management ne proposant pas ce type d’initiative par peur de voir son projet refusé et de faire mauvaise impression.
Il est important, pour toute organisation désirant investir le champ des innovations hors de son cœur de métier, de piloter intelligemment sa communication auprès de ses collaborateurs et de redéfinir la notion de succès et d’échec.
5 — Focalisez-vous sur les éléments clés de votre business model
Il existe de nombreuses définitions de ce qu’est un business model. L’excellent travail d’Alexander Osterwalder et Yves Pigneur, Business Model nouvelle génération : Un guide pour visionnaires, révolutionnaires et challengers, permet aujourd’hui d’avoir une structure simple pour appréhender ce concept.
Exemple du business model canvas avec le modèle de UCAR.
Le propre de l’innovation de rupture, au-delà de la proposition de valeur unique que l’entreprise propose sur le marché, est qu’elle remet en cause les canaux et partenaires standards d’accès aux marchés et sa formule de profit.
De nouveaux canaux signifient que l’entreprise peut ne pas avoir la compétence ou l’expertise pour pouvoir les exploiter. Par ailleurs, les partenaires standards de l’entreprise (distributeurs, dealers…) peuvent définir des contraintes économiques d’exploitation, comme un volume minimum de production, des normes d’emballage, ou encore des niveaux de marge.
La formule de profit est également un élément clé à revisiter dans le modèle économique, et si le volume n’est pas important au départ, il faut être capable de réduire ou d’éliminer les coûts en se concentrant sur ce qui est important pour la proposition de valeur envisagée. Ainsi, il faut parfois éviter d’utiliser les ressources et processus propres de l’entreprise pour certaines activités. Le nouveau produit ou service ne nécessitant peut-être pas ce niveau de qualité en regard de la proposition de valeur envisagée.
Afin de compenser une marge plus faible, une autre approche consiste à accélérer la vélocité des actifs. On retrouve cette technique dans l’innovation créée par les discounters qui, en doublant les standards de retour sur stock par rapport au supermarché classique, ont permis de créer un business rentable (voir le tableau ci-dessous).
Envisager des chemins différents vers la rentabilité en adaptant votre formule de profit
Catégorie | Marge | Rotation des stocks | Retour sur stock |
Grands magasins | 40 % | 4 x | 160 % |
Hypermarchés grande distribution | 36 % | 4 x | 144 % |
Discounters | 20 % | 8 x | 160 % |
Source : The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail – Clayton M. Christensen.
On peut également travailler sur l’encours client et le temps de paiement moyen, comme Michael Dell l’a imaginé avec son modèle de « vente directe ».
L’arrivée du « Global Web » a remis en cause de nombreuses hypothèses de performances longtemps intégrées par défaut dans les entreprises. Et il existe encore un extraordinaire champ d’opportunités à explorer. Mais n’oubliez pas que l’origine des nouvelles innovations de rupture réside dans l’identification et la création d’une proposition de valeur unique sur le marché. Alors, commencez par celle-ci.
6 — Ajustez votre processus stratégique
Un élément clé du développement d’une entreprise repose sur son processus d’allocation de ressources.
Dans le monde idéal de la stratégie, une vision est articulée, puis un plan est défini en fonction d’un contexte marché identifié et des valeurs et capacités d’une organisation.
Puis l’entreprise alloue les ressources (financières, humaines et techniques) pour exécuter ce plan. C’est ce que l’on nomme « les stratégies délibérées ».
Il existe également un processus qui reflète l’effet cumulatif de la réalité du terrain sur l’exécution du plan. Cela peut être la découverte d’un nouveau canal, l’amélioration de certains processus, les retours d’expérience de projets clients. Tous ces éléments cumulés permettent la définition de stratégies plus en phase avec la réalité du marché. C’est ce que l’on appelle « les stratégies émergentes ».
Lorsque l’on évolue dans le monde des innovations de rupture, l’entreprise fait face à un grand nombre d’inconnues, et vouloir s’appuyer sur une « stratégie délibérée » et la promouvoir est certainement un mauvais calcul.
C’est pourquoi, lorsque l’on part à la découverte d’un nouveau marché, comme c’est le cas des innovations qui se trouvent en dehors du cœur de métier de l’entreprise, le processus d’allocation de ressource doit alors faciliter la création de stratégies émergentes le plus rapidement possible, jusqu’à ce que la stratégie efficace soit déterminée et devienne la « stratégie délibérée » à suivre.
7 — Développer de nouvelles capacités d’innovation
La plupart des innovations créées par les entreprises établies sont très souvent des améliorations de performances produit et service ou des améliorations de processus.
Ce type d’innovation a structuré de nombreux processus autour du lancement de nouveaux produits (avec des milestones et phases standards) et de l’amélioration continue des performances de l’entreprise (lean management).
Elles ont pour hypothèse de base la connaissance sans faille du marché et de ses clients. Mais que se passe-t-il lorsque l’entreprise ne dispose pas de cette information ou expertise ?
La première réponse est que l’efficacité des deux processus clés de l’innovation (lancement de produit et amélioration continue) est compromise. Une seconde réponse est que l’entreprise doit envisager l’exploitation d’un processus plus fiable en face de tant d’incertitudes sur les hypothèses envisagées.
Né au sein des « clusters d’innovation » comme celui de la Silicon Valley, un nouveau genre de processus d’innovation émerge. On retrouve ainsi le Customer Development Process de Steve Blank, le Lean start-up d’Eric Ries ou The Innovator’s Method de Nathan Furr et Jeff Dyer.
Ces processus sont construits sur l’efficacité et la cohérence du processus de découverte du nouveau marché et de l’utilisation de boucles incrémentales d’apprentissage et de validation d’hypothèses.
On retrouve de façon générale les étapes suivantes :
- DÉCOUVERTE : partez à la découverte du marché.
- PROBLÈMES : identifiez les problèmes et besoins importants.
- PROPOSITION DE VALEUR : identifiez des solutions potentielles et prototypez.
- BUSINESS MODEL : validez votre stratégie et business model
Chacune de ces étapes repose sur une boucle d’expérimentation qui teste les hypothèses, de l’idée au lancement du produit sur le marché : hypothèses, test, connaissance – hypothèses…
Conclusion
L’innovation de performances et l’amélioration continue ont été la source de développement de nombreuses entreprises. Cependant, le contexte actuel de formation de « grappes d’innovation » challenge de nombreuses industries et provoque la défaillance d’un grand nombre d’entreprises.
Pour remédier à ce problème, les entreprises doivent envisager ce contexte comme une source d’opportunités plutôt que de risques à gérer, intégrer des innovations qui sont en dehors de leur cœur de métier, développer de nouvelles compétences, ajuster leur processus stratégique d’allocation de ressources, expérimenter de nouveaux business models et réinventer leur industrie.
En un mot, redevenir des entrepreneurs.
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